Une étude de Ismael Ferhat, professeur des Universités.

Le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a annoncé que les signalements d’atteintes à la laïcité dans les établissements sont en augmentation. Ismael Ferhat, professeur des Universités, UFR SPSE/Laboratoire CREF (équipe « Crise, école, terrains sensibles« ),
chargé de mission « laïcité » à INSPE de l’académie de Versailles, membre de l’équipe académique laïcité de l’Académie d’Amiens, un des auteurs notamment de « Les foulards de la discorde« , fait le point sur le sujet:

La question de la définition des « atteintes à la laïcité » (dans les écoles publiques, les établissements privés sous contrat en étant écartés) est un sujet épineux. L’inspection générale (IGESR) a réalisé un rapport qui permet de mieux comprendre le sujet. Le rapport définit les atteintes autour de cinq items Dessin de Alf 

On remarquera que le cinquième est ouvert, tant il est difficile d’avoir une définition (et plus encore, une liste) exhaustive des atteintes à la laïcité en milieu scolaire. Le mode de collecte des faits joue aussi beaucoup. Dès les lois de laïcisation, l’administration scolaire a compté et fait remonter les troubles d’origine religieuse (et aussi politiques) dans les locaux scolaires publics. Ceci explique d’ailleurs pourquoi le ministre de l’Education nationale Jean Zay, en 1936 puis en 1937, avait édicté deux circulaires sur le sujet. Olivier Loubes fait un très bon rappel sur ces circulaires.

Ces remontées étaient aussi faites par les renseignements généraux (RG, aujourd’hui Renseignement territorial) et les préfectures. Ainsi, en 1990, la direction centrale des RG, suite à l’affaire du foulard de 1989, comptabilisait 400 collégiennes voilées. Ces remontées des organes du ministère de l’intérieur étaient souvent plus teintées, à partir des années 1990, d’une focale et d’une peur plus globales sur l’islamisme, voire sur ce qui était de plus en plus vu comme un « problème musulman« .

Une dernière source de données, relativement récente, a été lancée durant l’année scolaire 2017-2018. Il s’agit des remontées par les personnels éducatifs eux-mêmes. Ce sont souvent ces remontées par les personnels (ou par des ReTweets) qui sont citées et utilisées dans les médias. De manière traditionnelle, et ce dès les années 1930, la question des tenues vestimentaires ou des signes portés par les élèves a occupé une place importante des « atteintes constatées ». Le sujet a été relancé après mai 68, dans le cadre de l’intense politisation d’une partie des lycéen(ne)s qui n’hésitaient pas à porter des symboles politiques.De 1989 à 2004, c’est clairement la question du foulard islamique chez les élèves qui a orienté les débats sur la laïcité scolaire, débouchant en 2003 sur la commission Stasi (missionnée par Jacques Chirac) et la commission Debré (à l’Assemblée Nationale). La loi du 15 mars 2004, très succincte, interdit dans les écoles publiques  » le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». C’est donc un petit abus de langage (mais courant… et je plaide coupable aussi) que de parler de signes religieux ostentatoires. La circulaire d’application du 18 mai 2004 est bien plus précise. Elle bannit explicitement kippas, foulards islamiques et grandes croix.

La circulaire prévoit d’autres cas: « La loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi. » Le Conseil d’Etat a de même par sa jurisprudence en 2007 contribué à intégrer de nouveaux signes: turban sikh et bandana utilisés comme une alternative au foulard islamique. L’article L. 141-5-1 du code de l’éducation prohibe le port de tenues ou signes par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse, ce qui inclut notamment les turban sikh (CE, sect., 5 déc. 2007, n° 285394, Singh).

En termes de chiffres, les faits restent à quelques centaines depuis les années 1990, du moins dans ce que j’ai pu retracer dans un article « Quantifier les atteintes à la laïcité scolaire, mission impossible ?« .  Néanmoins, revenons-en au constat posé dès le rapport de l’IGESR en 2019: quelle est la frontière définissant une tenue culturelle d’une tenue religieuse? Dans l’état présent de la jurisprudence et du droit, l’interdiction systématique des abayas ou des quamis, qui font l’actualité depuis la rentrée scolaire, n’est pas possible, ainsi que le rappelle Pap Ndiaye le 4 octobre 2022.

Pour la petite histoire… ceci a été la même réaction de la direction des affaires juridiques du ministère de l’Education nationale et du Conseil d’Etat en novembre 1989 sur le foulard: c’est à l’époque pour eux moins le vêtement que d’autres critères supplémentaires qui jouent. Par exemple, le fait de perturber le cours, de refuser une activité pédagogique, de se livrer à du prosélytisme en milieu scolaire. Ajoutons, comme le montraient les travaux de Patrick Haenni et de Florence Bergeaud-Blackler, la diffusion d’un islam puritain, transnational et particulièrement efficace sur les réseaux sociaux auprès des jeunes en Occident. De ce fait, le comptage, la définition et l’interdiction des perturbations religieuses en milieu scolaire sont rendues difficiles par le mélange entre rigorisme, provocation adolescente et recherche des marges de la réglementation. On retrouve un même phénomène pour la protection de la jeunesse, comme l’a montré la recherche collective menée par Manuel Boucher, « L’enfance en danger face aux radicalités musulmanes« , qui soulignait aussi le désarroi des intervenant(e)s et travailleurs sociaux.

Les personnels sont de ce fait, sur le terrain, dans une « zone grise »: les tenues ne sont pas forcément interdites, quelle que soit la signification qu’ils (et les élèves) y portent. Le tout dans un contexte de rigorisme d’une fraction minoritaire, mais réelle, du public scolarisé (musulman, mais aussi, les travaux le montrent, protestant évangélique). C’est bien là le cœur du sujet comme le montre Nathalie Kakpo dans « L’islam, un recours pur les jeunes« . Car comme le souligne Samia Langar dans son enquête auprès de parents musulmans pratiquants, « Islam et école en France » ces derniers, tout en étant souvent critiques de la loi de 2004, ne souhaitent pas la contester sur le terrain.

Les atteintes à la laïcité scolaire ont pour caractère d’être évolutives, mais aussi de ne pas forcément pouvoir être définies exhaustivement. Ce qui ne contribue pas peu aux passions publiques et aux difficultés des collègues qui y sont confrontés.