L’abrogation du délit de « blasphème » dans le droit local alsacien et mosellan est presque passée inaperçue. La question de la liberté d’expression en matière religieuse est pourtant revenue avec violence lors de l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo.
La notion de blasphème n’existait plus dans le droit français qu’en Alsace et en Moselle. Le 14 octobre dernier les sénateurs débattaient du projet de loi « Égalité et Citoyenneté ». Dans le cadre de cette discussion, ils ont adopté à la majorité l’article 38bis qui abroge le délit de blasphème réprimé par le droit pénal local d’Alsace et de Moselle (articles 166 et 167). Le nouvel Article 167 est ainsi rédigé : « Les articles 31 et 32 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État sont applicables ». Ces articles concernent le trouble de l’exercice du culte. C’est une indéniable victoire, même si ces articles étaient peu évoqués.
En 1954 le tribunal correctionnel de Strasbourg a condamné des personnes ayant perturbé un office dans la cathédrale sur la base de l’article 167. Toutefois, en appel, seul le trouble à l’exercice du culte a été retenu. En 1996, ce sont des militants d’Act Up, l’Association des étudiants gays et lesbiennes de Strasbourg et de Ras l’front, qui ont protesté dans la cathédrale de Strasbourg contre une tribune libre jugée homophobe de l’évêque de Strasbourg, Léon-Arthur Elchinger, parue dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace. En 2012, à l’occasion de la publication des caricatures de Mahomet, l’Institut de droit local a précisé que l’islam ne faisait pas partie des cultes reconnus officiellement en Alsace et ne pouvait donc pas recourir à l’interdiction du blasphème. En janvier 2015 les représentants des principaux cultes, dont les musulmans, ont finalement reconnu que ce délit de blasphème était tombé en désuétude.
Une histoire ancienne
Alain Cabantous a écrit une riche « Histoire du blasphème en Occident » (1). La notion n’a vraiment de sens que dans les religions monothéistes. Même si on peut identifier quelques vagues équivalences dans les paganismes antiques ou les religions d’extrême Orient. Face à un dieu unique, créateur du monde et de l’humanité, « terrible », « jaloux » pour reprendre les qualifications bibliques, la vénération ne peut être qu’absolue. Dans l’Ancien Testament, le Décalogue affirme « Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain ». Renier ou même maudire Dieu est passible de mort. Le même interdit se retrouvera chez les chrétiens et les musulmans. Pour les autorités juives de son époque Jésus de Nazareth blasphémait. Et, réciproquement les « Toledoth Yeshu » (Vies de Jésus) écrites plus tard dans la diaspora juive étaient blasphématoires aux yeux des chrétiens. Les condamnations à mort furent rares dans le monde musulman. Mais elles sont redevenues d’actualité depuis la fatwa de l’imam Khomeiny condamnant Salman Rushdie pour la publication des « Versets sataniques » en 1989.
Mais le blasphème a-t-il encore un sens dans un monde où la diversité religieuse et la montée de l’incroyance relativisent les professions de foi absolues ? Du point de vue seulement religieux, le blasphème de l’un n’est pas le blasphème de l’autre. Du point de vue athée ou agnostique, la question n’a pas de sens. Et dans une société laïque, l’Etat ne peut se faire théologien pour décréter ce qui relève du blasphème ou pas. On note même un usage fréquent des guillemets pour souligner le caractère hypothétique de la notion de « blasphème ». En France c’est la mémoire du Chevalier de La Barre qui reste emblématique. Il est condamné en 1766 par le tribunal d’Abbeville, puis par la Grand-Chambre du Parlement de Paris, pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables ». Son supplice sera terrible : la langue tranchée, il sera décapité puis brûlé avec un exemplaire du « Dictionnaire philosophique » de Voltaire qui avait tenté de le défendre.
Dans la France contemporaine la situation a complètement changé. La sécularisation de la société a pu faire penser que la question elle-même était obsolète. Les luttes pour la liberté d’expression ayant bien d’autres objets comme le montrent les livres nombreux et précieux de Bernard Joubert et d’Emmanuel Pierrat. Avec quelques polémiques secondaires telles que l’interdiction momentanée de la distribution et de l’exportation du film de Jacques Rivette « La Religieuse » (adapté de Diderot) en 1966. Mais à partir du milieu des années quatre-vingt les affaires se sont multipliées. Jean Boulègue en a fait un inventaire minutieux dans son livre « Le blasphème en procès 1984-2009 » Anastasia Colosimo vient de compléter son travail avec « Les bûchers de la liberté ». Ils décrivent notamment l’essor de l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité chrétienne et française (AGRIF). Cette organisation est fondée par Bernard Antony, militant nationaliste et traditionaliste catholique très actif. L’AGRIF utilise la loi de 1972 contre le racisme, dite Loi Pleven. Cela peut surprendre. Son article 1 proscrit « la discrimination, la haine, la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».
L’interprétation par le juge du mot « religion » est déterminante. S’agit-il d’une idéologie (critiquable) ou d’un aspect de la personnalité d’un individu ou d’un groupe d’individus (risque de discrimination) ? Sur plus de 200 procès, l’AGRIF en a gagné 35 (pas seulement en utilisant la loi Pleven). Dans le registre qui nous intéresse, c’est la victoire sur Charlie Hebdo qui nous interpelle. A l’occasion de la venue en France du pape Jean-Paul II, un numéro « Spécial pape » est publié en septembre 1996. Il contient des pages en forme d’affiches représentant notamment divers instruments, guillotine, canon, invitant à exécuter le pape. En novembre 1997, la cour d’appel de Paris déclare Charlie-Hebdo et le dessinateur Gébé coupables du délit de « provocation à la discrimination envers la communauté des catholiques ». Le pourvoi en cassation formé par le journal fut rejeté, faute de dépôt du mémoire ampliatif dans le délai légal.
Retour du délit de blasphème ?
Mais ce sont évidement les caricatures de Mahomet qui ont suscité à nouveau des débats sur le droit au « blasphème ». Il s’agissait de douze caricatures par douze dessinateurs parues en 2005 dans le quotidien danois « Jyllands-Posten » (Le Courrier du Jutland). Cette publication faisait suite aux revendications de l’écrivain Kåre Bluitgen. N’ayant trouvé personne pour illustrer un livre sur Mahomet, il constatait une autocensure générale. En France, c’est Charlie hebdo qui, après France Soir, publie les caricatures en 2006. Une demande de saisie conservatoire en référé est déboutée. Le Conseil français du culte musulman et d’autres associations tentent une procédure en référé (en urgence) demandant la saisie de ce numéro du journal. Elles sont déboutées pour vice de forme.
La Ligue de l’enseignement a réaffirmé avec force et vigueur en 2012 la nécessaire liberté d’expression en matière religieuse. Elle a cosignée avec une quinzaine d’autres associations une « Déclaration commune des Associations Laïques, Humanistes, Athées et de Libre Pensée. Non au rétablissement du « délit de blasphème »! Oui à son abrogation, là où il subsiste !… ». Trois ans plus tard des tueurs liés au prétendu « Etat Islamique » faisaient irruption dans les locaux de Charlie Hebdo… Au-delà des divergences, des polémiques, des tentatives de récupération… la mobilisation de quatre millions de personnes le 11 janvier 2015 reste incontestablement l’affirmation massive d’un attachement à la démocratie, à la laïcité et à la liberté d’expression pour toutes et tous, croyants ou non… Les attentats de novembre suivant et l’assassinat de Samuel Paty l’ont confirmé. #NousSommesCharlie.