Un article de Isabelle Gravillon, publié en ligne sur le site de l’UFOLEP, fait le point sur la question.
À se fier au battage médiatique, la laïcité serait menacée dans le sport par les hijabs et autres burkinis. Mais la réalité vécue par les animateurs de l’Ufolep, fédération qui revendique son identité laïque, est beaucoup plus nuancée.
Un dimanche du mois de juin dernier, une dizaine de femmes vêtues d’un burkini sont venues revendiquer le droit de se baigner dans cette tenue à la piscine municipale Jean-Bron de Grenoble. Le port de ce maillot de bain couvrant étant interdit par le règlement intérieur, la police a verbalisé les contrevenantes. Vives protestations de ces militantes affirmant défendre « la liberté de toutes les femmes, sans aucune conviction religieuse ». En guise de réponse, véhémentes objections de certains acteurs politiques nationaux, ce qui a amené le maire de Grenoble à interpeler Emmanuel Macron pour qu’il tranche sur la question du burkini…
Caisse de résonnance
Régulièrement, les médias se font l’écho de telles polémiques relatives à l’irruption du fait religieux – ou qualifié comme tel – dans le sport. Ici, une demande de créneaux horaires réservés aux femmes dans une piscine municipale. Là, des sportifs qui se signent ostensiblement avant le match. Là encore, un judoka qui refuse de s’incliner devant son adversaire parce qu’il ne peut dispenser cette marque de soumission qu’à son Dieu. Sans oublier « l’affaire » du hijab de sport que Decathlon a souhaité commercialiser par Internet, avant de renoncer face au tollé déclenché. Un récent rapport d’information parlementaire pointe, quant à lui, le risque de radicalisation observé dans certaines disciplines sportives, notamment dans les sports de combat. « Certaines associations sportives se communautarisent » écrivent ses deux auteurs. Selon ces députés (Éric Diard et Éric Poulliat, élu LR et LREM), « il ne serait pas rare de voir des prières collectives dans les vestiaires, des salles interdites aux femmes ou même des calendriers de compétition adaptés aux fêtes religieuses ». Le champ du sport serait-il devenu une caisse de résonnance des débats sur les atteintes à la laïcité ?
L’Ufolep, première concernée ?
C’est dans ce contexte pour le moins troublé que deux guides sur le sport et la laïcité viennent successivement d’être publiés, l’un par le ministère des Sports, l’autre par l’Ufolep (lire pages suivantes). L’Union française des œuvres laïques d’éducation physique serait-elle particulièrement chahutée par des revendications religieuses ou communautaires de nature à compromettre son projet éducatif ?
« Les acteurs de terrain de la fédération ne nous font pas remonter de difficultés aiguës par rapport à cette thématique, tempère Arnaud Jean, président de l’Ufolep. Néanmoins, nous ne sommes ni sourds ni aveugles : nous percevons bien qu’un malaise existe dans le monde sportif en général autour de la laïcité. Et, à ce titre, nous souhaitons que nos cadres et animateurs disposent des outils nécessaires pour pouvoir formuler les bonnes réponses s’ils venaient à se trouver en difficulté face à certaines demandes. Notre guide a été conçu à cette fin de prévention. »
L’Ufolep est aussi la seule fédération sportive à avoir inscrit dans son nom ce concept qui a donné naissance à la loi de 1905 et qui, depuis, constitue l’un des piliers de la République française. « La laïcité fait partie de notre ADN ! Nous nous devons donc d’être en première ligne dans sa défense si celle-ci est attaquée. Il n’est pas question pour nous d’abdiquer sur ce principe. Mais il ne s’agit pas non plus de nous rigidifier dans des positions d’intolérance et d’exclusion », précise Arnaud Jean.
Sur le fil, entre rigidité et démission
Encore faut-il être capable de définir précisément ce qu’est la laïcité et d’analyser les situations dans lesquelles elle est réellement menacée. Or cela n’est pas toujours évident… « Quand des femmes des quartiers demandent à pratiquer une activité physique entre elles, sans présence d’hommes à leurs cours, est-ce une atteinte au principe de laïcité ? Ou simplement le besoin d’une certaine intimité féminine ? Se pose-t-on la question de la même manière quand il s’agit d’un cours de zumba ou de fitness dans un club sportif lambda qui, dans les faits, n’accueille que des femmes ? » s’interroge Vincent Nicolosi, délégué départemental de l’Ufolep Indre-et-Loire, dont les animateurs interviennent dans plusieurs centres sociaux.
« Quand des adolescents réclament un menu halal lors du pique-nique annuel de leur équipe de foot, est-ce une remise en cause profonde de la laïcité ou une provocation pour tester leur coach ? » se demande de son côté Benoît Auréart, responsable de l’activité foot au Cercle Paul Bert à Rennes, club laïque historique très présent dans les quartiers de la capitale bretonne.
Au quotidien, voilà le genre de dilemme auxquels sont confrontés les animateurs sportifs. Constamment, ils se retrouvent à arbitrer entre une réponse qui pourrait apparaître trop raide et inadaptée, et une autre trop permissive et démissionnaire. « À un certain moment, j’ai ressenti le besoin d’être davantage informé sur les lois qui régissent notre laïcité à la française, sur les droits et devoirs attachés à ce concept. J’avais besoin d’une base solide sur laquelle m’appuyer pour répondre le plus sereinement et le plus justement possible aux revendications des jeunes quand elles surviennent. J’ai donc demandé à bénéficier d’une formation » explique Benoit Auréart.
La loi et son interprétation
Quelle définition donner donc de la laïcité ? « La laïcité est un principe d’organisation de la République qui se définit par la garantie donnée aux citoyens de leur absolue liberté de conscience, c’est-à-dire de croire ou de ne pas croire, ainsi que l’égalité entre tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions et leurs origines. Elle se fonde sur la séparation de l’État et des organisations religieuses, ce qui induit la neutralité de l’Etat, des collectivités territoriales, des services publics et de leurs agents, mais absolument pas celle de leurs usagers » résume Jean-Paul Delahaye, vice-président délégué de la Ligue de l’enseignement, en charge de la laïcité.
Voilà pourquoi interdire le burkini à une baigneuse sur une plage ou dans une piscine municipale, ou encore prohiber le port du voile pour les clientes d’un club de sport, ne peut se faire que sur la base d’arguments d’hygiène et de sécurité, et en aucun cas en invoquant le respect de la laïcité. « Cela reviendrait à détourner ce principe et à le pervertir ! Tout un chacun est libre de contester le port de ces signes religieux, de les juger rétrogrades, de lancer des pétitions contre eux, car c’est aussi cela la laïcité. Mais il n’est pas possible de les interdire au nom de la laïcité, seulement parce qu’ils dérangent », souligne Jean-Paul Delahaye.
Cependant, appréhender la laïcité n’est pas toujours simple, particulièrement dans le champ du sport. En effet, celui-ci se situe à la jonction entre différents espaces : l’espace privé, l’espace social que constituent les entreprises ou les clubs et associations sportives, l’espace partagé de la rue et des terrains de sport, et enfin l’espace administratif : l’État, les collectivités, les services publics mais aussi les fédérations sportives délégataires de missions de service public. En outre, le sport réuni à la fois des professionnels et des amateurs, aux statuts très différents. D’où la difficulté à interpréter les manifestations religieuses selon le contexte sportif dans lequel elles s’expriment, mais également selon qui en est à l’origine.
Ainsi, jeûner pendant le ramadan n’a pas la même portée si on pratique la course à pied de façon autonome, si on est un sportif engagé dans une compétition officielle, individuelle ou par équipe, ou bien encore si on est l’entraîneur d’un club relevant d’une fédération et percevant une subvention d’une collectivité…
Le bon sens et l’intérêt commun
« Quand je suis confronté à une revendication religieuse qui me déstabilise, j’essaye toujours d’en revenir au bon sens et à l’intérêt du groupe, confie Benoît Auréart. Un jour, le père d’un jeune joueur m’a demandé d’organiser les entraînements en fonction du ramadan. Je ne me suis pas braqué ou énervé, j’ai seulement cherché à l’amener à réfléchir à sa requête et à ce qui en découlait. Si j’y accédais, cela signifiait que tous les autres membres du groupe allaient être impactés par la réorganisation nécessaire, alors qu’ils n’avaient rien demandé. Je lui ai fait prendre conscience que le vivre ensemble ne pouvait pas se conjuguer de cette manière-là. Il m’est impossible de concevoir un planning d’entrainement en fonction de chacune des religions des membres de l’équipe : ça ne serait matériellement pas tenable, sans même parler de respect de la laïcité ! Ce papa a compris mon point de vue et accepté mon refus sans en faire un drame » raconte-t-il.
Même pragmatisme et souci de conciliation chez Valérie Lefèvre, directrice de l’association multisports Ex-Aequo, qui intervient dans quatre communes de l’agglomération de Cergy-Pontoise. « Les demandes liées à la religion qui nous posent problème, et auxquelles nous sommes obligés de répondre par la négative, restent exceptionnelles » pose-t-elle d’emblée. Mais cela peut arriver. « Récemment, une maman qui accompagnait son petit garçon à un cours m’a demandé de couper la musique pendant l’échauffement, au motif que sa religion lui interdit d’écouter de la musique. Mais il n’était pas question pour moi de priver tous les autres enfants de ce moment musical qu’ils adorent ! Devant mon refus, elle a voulu enlever son fils le temps de l’échauffement, puis le ramener ensuite, une fois qu’il n’y aurait plus de musique. Là encore, je lui ai expliqué qu’une séance d’activité physique incluait toujours un moment d’échauffement et qu’il n’était pas possible de l’en dispenser. Sur le moment, elle est partie en emmenant son enfant. Mais, la semaine suivante, il était là, dès le début de la séance. »
Dans ce genre de « négociation » complexe, Valérie Lefèvre confie penser surtout à l’enfant, qui ne fait que subir les interdits d’une religion choisie par ses parents. Face à cette mère revendicatrice, ne pas brandir l’étendard de la laïcité outragée, mais faire preuve de patience et de pédagogie, a permis que ce petit garçon ne soit pas exclu. Il a ainsi pu continuer à pratiquer une activité physique au sein d’un groupe d’enfants aux profils variés. « Il a pu bénéficier d’une ouverture par rapport à son univers familial. Et, pour nous, c’est essentiel » souligne Valérie Lefèvre.
Accepter parfois des détours
Cet équilibre dans la réponse, l’Ufolep y tient plus que tout. « C’est la philosophie qui a imprégné la rédaction de notre guide. Dans une situation un peu tendue, nous devons être capables de prendre du recul. Est-ce une simple provocation ou bien une instrumentalisation de la liberté de conscience pour porter délibérément atteinte au principe de laïcité ? Moi-même, en tant qu’animateur, suis-je vraiment en train de défendre la laïcité ou bien d’utiliser cette grande idée pour discriminer autrui au nom de mes préjugés ? Dois-je céder à toutes les demandes sans restriction pour rendre le sport accessible à tous ou oser mettre des limites ? » décrypte Arnaud Jean. « Cette bonne posture ne s’improvise pas, elle suppose une réflexion en amont, et aussi de la formation. L’animateur qui n’est pas formé à cette question se retrouvera immanquablement en difficulté un jour ou l’autre. Et les propos qu’il pourra alors tenir, les jugements qu’il pourra émettre – dans un sens, comme dans l’autre – mettront l’Ufolep en porte-à-faux. C’est ce que nous voulons éviter » conclut-il.
Quand des femmes musulmanes réclament de pouvoir garder leur voile pendant leur cours de gym, n’y assistent que si l’animatrice est une femme et que si l’activité a lieu dans une pièce sans fenêtre, de manière à ne pas être vues par des hommes, comment réagir ? La question s’est posée à Vincent Nicolosi en Indre-et-Loire et, en concertation avec tous les acteurs concernés, il entendu leurs demandes : « La décision n’a pas été simple à prendre et a occasionné des débats. Pas tellement au sein du comité Ufolep, mais plutôt avec nos partenaires sur ces animations en direction des femmes des quartiers : le service social de la ville et la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), et notamment la déléguée aux droits des femmes. D’un commun accord, nous avons finalement pensé qu’il était plus judicieux de regarder au-delà du voile et de ce refus de la mixité. »
Était-ce la bonne décision ? En tout cas, une fois un lien de confiance tissé avec leur animatrice, les femmes ont rapidement retiré leur voile pendant le cours. Elles ont également accepté de participer à des ateliers organisés parallèlement par leur animatrice sur la nutrition et l’alimentation et sur la sensibilisation au corps et à la connaissance des différents muscles…
« Parfois, tout en tenant ferme sur les principes, on peut accepter de faire un petit détour ou de tirer des bords. Dans le fond, on va dans la bonne direction, mais pas forcément en ligne droite ! » résume Jean-Paul Delahaye.
La laïcité, cela rejoint finalement le sport : des règles qui permettent de jouer ensemble et d’enrichir sa vision du monde, sans renoncer à son identité.
Isabelle Gravillon