On assiste depuis quelque temps à une inflation de Chartes relatives au principe de laïcité et/ou aux valeurs de la République. Ces initiatives peuvent bien entendu être utiles, voire nécessaires, pour rappeler nos lois. Mais on observe que, parfois, ces chartes brouillent plus qu’elles n’éclairent les textes en vigueur. Ne vaudrait-il pas mieux, tout simplement, rappeler les textes que notre République met en œuvre tous les jours à l’égard des citoyens et des membres de la société, chacun de ces textes ayant une finalité et un contenu propres à une situation donnée ? Vouloir tout mettre ensemble en juxtaposant des articles sans ordre fait courir un risque de confusion .Or notre temps, plus que jamais, a besoin de clarté dans les mots et les solutions dont notre société a besoin.
Michel Miaille, président de la Ligue de l’enseignement de l’Hérault et professeur émérite de droit et de sciences politiques de l’Université Montpellier 1, nous propose quelques réflexions sur le sujet.
La pratique d’écrire et de publier des chartes, dans tous les domaines, ressemble à une mode qui a d’autant plus de succès que personne ne s’interroge sur leur pertinence comme outil. De plus, dans des styles quelquefois emphatiques, elles permettent de donner l’illusion de régler des problèmes, alors qu’elles sont problématiques dans leur effectivité.
Rapide rappel sur l’origine des chartes
Le mot de charte qui remonte au Moyen Age a toujours été associé à des régimes politiques conservateurs puisqu’en général ces documents émanaient d’une autorité dont on ne discutait pas la légitimité à créer ainsi du droit. Tombée en désuétude après la Révolution, la Charte renait avec le retour des rois et l’acte par lequel Louis XVIII « accorde » une nouvelle « constitution » (appelée Charte) au peuple français en 1815. Après la Révolution de 1848, on n’entendra plus parler de cette pratique. Pourtant, de manière curieuse, la Charte sur l’environnement de 2004 voulue par J Chirac est finalement intégrée dans la Constitution le 1° mars 2005 et reconnue par le Conseil Constitutionnel comme partie intégrante du bloc de constitutionnalité, même si ces 10 articles ne sont pas opposables par les citoyens aux décisions de l’Etat. Il faut attendre les années 2010, pour voir réapparaitre la Charte de la Laïcité, sous l’autorité du ministre Vincent Peillon en septembre 2013. Ce texte est d’ailleurs assez modestement présenté par le ministre comme » un rappel des règles permettant d’en comprendre le sens. » Cette charte aura une grande diffusion et la Ligue participera avec une « traduction » simplifiée pour les enfants à sa diffusion.
Des Chartes à profusion
Mais, aujourd’hui, on assiste à un véritable déferlement de ces chartes, notamment sur le terrain de la laïcité. Certaines, au départ, concernaient l’égalité Femmes/Hommes et étaient demandées par la ministre Mme Schiappa, en charge de ce dossier. L’Observatoire de la laïcité a d’ailleurs été sollicité pour préparer le projet. Mais, par la suite, cette première mouture a été reprise, « enrichie » et transformée par des initiatives diverses. C’est ainsi que les innovations les plus récentes concernent une Charte sous l’autorité de l’Etat, adressée par les préfets aux associations qui reçoivent des subventions. Ensuite, de multiples chartes ont été rédigées sur le même thème émanant des Communes ou des Départements et adressées aux associations bénéficiaires de subventions. Même la loi en préparation sur le renforcement des principes républicains s’inspire de ces pratiques.
Cette vogue a entraîné des questions mais aussi des protestations comme celles de la Ligue des Droits de l’Homme ou de la Libre Pensée.
Beaucoup de responsables associatifs, pris entre deux feux, ne savent plus que penser .Il s’agit donc pour la Ligue de faire le point sur cette pratique et d’en mesurer les conséquences.
1° Valeur juridique de ces textes
Les chartes ne sont pas, contrairement aux apparences, des textes de droit, c’est-à-dire s’insérant dans la pyramide des normes juridiques. Ce ne sont pas des lois évidemment, ni des décrets, ni des arrêtés, ni même des circulaires. Ce sont des textes rappelant le droit applicable mais n’ayant, par eux-mêmes, aucune force contraignante.
Il y a cependant des pratiques diverses. On peut avoir le cas de conseils départementaux ou de conseils municipaux qui adoptent une charte par délibération, auquel cas ces textes deviennent des actes de la collectivité locale. Mais le contrôle de légalité qu’exerce le préfet pourrait être exercé qui pourrait rappeler la nature exacte de ce texte. Quoiqu’il en soit, et le contenu de ces chartes le montre clairement, dans la plupart des cas, ces textes n’apportent rien de nouveau par rapport au droit existant. Ce serait alors une sorte de pratique pédagogique à destination des citoyens. La charte de la laïcité à l’école en est un bon exemple. C’est ainsi très différent du Règlement intérieur d’un établissement scolaire qui est désormais reconnu comme porteur de règles de droit par le Conseil d’Etat depuis l’affaire du « foulard islamique » à Creil.
Il faut cependant mentionner le cas où une collectivité locale (ainsi une commune) insère cette charte comme une des clauses d’un contrat passé avec une association à qui elle demande d’effectuer une certaine prestation contre un certain nombre de contraintes (financières, contrôles , etc.) dont la Charte. Dans ce cas-là, La charte devient partie du contrat et sur tel ou tel point pourrait entrainer des conséquences de droit. Mais on verra que c’est plus compliqué et que la collectivité ne peut considérer qu’elle a automatiquement donné la gestion d’un service public par ce biais : confier un service public a un organisme privé requiert d’autre modalités, notamment en accordant des prérogatives de puissance publique à l’association. Il ne suffit pas de lui confier une prestation.
2° Les chartes et l’égalité Femmes-Hommes
C’est un thème récurrent pour des chartes qui pourtant s’intitulent « Chartes de la laïcité ». Or, comme chacun sait, cette égalité qui est un principe général de notre droit rappelé par la Constitution et de nombreuses lois, n’a pas grand-chose à voir avec la loi de 1905 : elle n’en est qu’une des conséquences (et encore faut-il rester prudent car au nom de la liberté de culte , la République ne peut obliger l’église catholique à faire respecter cette égalité dans les membres du clergé et « accepte » dès lors les interdictions à l’égard des femmes en matière de prêtrise…). Souvent, cette égalité des genres (qui a fait l’objet d’une modification constitutionnelle le 12 juillet 2018… mais qui n’a pas abouti, le projet de réforme ayant été retiré en aout 2019) apparait ainsi en premier de manière inexplicable, sinon parce que le premier modèle de Charte a été demandé par la Secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Depuis, beaucoup de « Chartes de la laïcité » ont été rédigées mais personne n’a eu l’idée de modifier l’ordre des articles, de sorte que l’on ne trouve le contenu conforme au principe de laïcité qu’en troisième article !
Je rappelle pour mémoire que, non seulement l’égalité est la loi, mais aussi que toutes les formes de discriminations par genre sont interdites. La France a dû, dès 2000, mettre en application une directive européenne sanctionnant les discriminations ( 25 aujourd’hui) qui constituent des délits prévus par le code pénal.
3° La laïcité : »socle de la citoyenneté »
Evidemment la formule n’est pas inutile et l’on peut aisément justifier cette qualification. A une nuance près qu’il ne faudrait pas oublier : la laïcité déborde largement le cercle des citoyens ! Il ne faut pas oublier que les non-citoyens que sont les mineurs et les étrangers sont soumis, quoiqu’ils en veuillent, au principe de laïcité. L’affaire Samuel Paty nous montre que les poursuites engagées contre des mineurs (évidemment sur la base d’incriminations pénales) sont possibles. Quant aux étrangers, il est clair qu’ils ne peuvent exciper de leur situation pour ne pas se soumettre au principe de laïcité. C’est très important car nous sommes au cœur de certains débats où certains croiraient s’affranchir de la loi laïque au motif qu’ils ne sont pas français. C’est une vieille question que connaissent bien les juristes : la loi étrangère du fait des relations internationales peut quelquefois s’appliquer, mais elle ne le peut si elle s’oppose à des règles ou des principes fondamentaux. Ainsi en est-il des lois sur le mariage (ainsi l’exigence de la virginité de la femme), de la pratique de l’excision ou de la polygamie qui sont contraires aux principes du droit français. Il vaudrait mieux comprendre que la laïcité est un élément important ou fondamental de l’Etat de Droit, formule qui concentre tout ce qui vient d’être dit.
4° La « fraternité »
Le terme, bien que faisant partie de la trinité républicaine, est souvent mal défini. Et, dans ces chartes, on redouble le caractère vague de l’expression. D’abord la fraternité est une valeur, alors que la laïcité est un principe. Mais surtout, le droit français n’a pas donné beaucoup d’épaisseur à cette valeur. Peut-être les politiques sociales depuis la fin du XIXe siècle et surtout les innovations de l’Etat Providence au XXe siècle ont-elles contribué à donner corps à la fraternité, c’est-à-dire à l’idée que le peuple français constituait une famille et que la solidarité entre ses membres rappelait l’appartenance à cette même famille. Mais on est dans la symbolique ! En revanche, un pas a été franchi récemment, qui a donné corps à cette valeur, à propos de l’aide humanitaire aux étrangers en situation irrégulière. L’aide apportée dans ce cadre était condamnée par le droit (ainsi l’Ordonnance sur les étrangers du 2 novembre 1944 condamnait cette aide, et cela avait été repris par la loi sur le statut des étrangers dites CESEDA), SAUF lorsqu’il s’agissait d’une aide humanitaire désintéressée. Malgré ce, les limites étaient imprécises et la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a pointé cette insuffisance. Cela a abouti d’abord à préciser l’exception mais il a fallu que le Conseil Constitutionnel s’en mêle (décision du 6 juillet 2018) pour qu’enfin la fraternité devienne » un principe a valeur constitutionnelle selon les termes de la Constitution, art 2 et 72. » Ce même Conseil est ré-intervenu le 26 février 2020 pour préciser à nouveau que, au nom de la fraternité, étaient protégés « les actes humanitaires et les actes militants ».
5° Intérêt général et service public
Enfin, il faut souligner le caractère vague des énoncés à propos des associations qui gèrent un intérêt général et qui vient brouiller les pistes au sujet de l’hypothèse de la présence d’un service public. Ce n’est pas parce qu’on a une activité d’intérêt général que l’on gère un service public (1). Les professeurs de droit aiment à rappeler que les coiffeurs exercent une activité d’intérêt général mais ils ne constituent pas pour autant un service public. Même avec une convention entre une collectivité et une association pour une activité d’intérêt général, il n’y a pas nécessairement service public. Depuis plus d’un siècle le droit est fixé : il faut que la collectivité ait donné à l’association des prérogatives particulières dites de puissance publique. L’affaire Baby Loup n’est pas si loin qui a enflammé les esprit à tort, pour qu’enfin au bout de quatre années, la Cour de Cassation rappelle que la convention entre la Commune et le Département et d’autre part l’association ne contenait aucune disposition exorbitante de droit public et que dès lors le terrain de solution était dans le Code du Travail. Donc aujourd’hui, sauf s’il y a transfert de pouvoirs particuliers à l’association, celle-ci reste dans le domaine du droit privé en l’occurrence le code du travail, même avec les aménagements de la Loi El Khomry qui, d’ailleurs est répété, in fine, par le dernier article de la charte. Les décisions que peuvent prendre les dirigeants associatifs doivent respecter le code du travail et notamment justifier les mesures de contrainte contre un salarié, en relation avec la nature du travail exercé et proportionnées au but recherché.
Dans nos chartes de laïcité, il y a un effet de surdimensionnement de l’idée de service public et donc d’application du droit public, alors qu’il s’agit souvent d’intervention dans un domaine régi par le droit privé, celui des associations et celui du droit du travail. Le fait que la collectivité subventionne une activité, par une convention sur une tache déterminée, n’est pas automatiquement la preuve qu’est constitué un service public. Il faudrait une délégation de service public en bonne et due forme ! Il faut répéter que le principe de laïcité ne « publicise » pas automatiquement tous ceux qui le mettent en œuvre ! L’idée de « l’égal accès au service public » s’entend comme le droit applicable aux citoyens face à un service public et cela est bien normal. Mais cela ne rend pas compte du fonctionnement d’une association, même si la règle de l’égalité des citoyens et des membres ou des destinataires d’une activité associative est évidemment applicable, sans autre limitation que les règles de sécurité par exemple.
Michel Miaille, président de la Ligue de l’enseignement de l’Hérault et professeur émérite de droit et de sciences politiques de l’Université Montpellier 1
(1) Les partenaires de l’administration « servent l’intérêt général ». Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils assument un service public et encore plus que la collectivité leur a accordé des prérogatives particulières, dites de puissance publique, qui les feraient alors verser dans le service public. Les associations restent des sujets de droit privé, soumis à la Loi de 1901 qui autorise toute activité (sauf les activités illicites évidemment) et qui prévoit tout un ensemble de contrôles exercés par le Ministère de l’Intérieur au travers des préfets : ceux-ci peuvent demander production des PV, de toutes pièces notamment les PV d’AG et de CA, mais aussi de toutes les formes d’activité. La collectivité ne peut ajouter que les contraintes propres à l’activité ou à la mission qu’elle a, par contrat, dévolue à l’association. C’est ainsi que le « contrôle du fonctionnement démocratique et de la transparence financière » ne veut rien dire d’autre : soit que les contrôles soient déjà exercés par l’Etat au nom de la loi de 1901 soit des particularités liées au contrat ou à la convention particulière suite à la négociation avec la collectivité.