Les établissements privés catholiques, juifs et musulmans sont traversés de réaffirmations identitaires différentes mais notables. Est-il possible d’en faire l’inventaire ?

Depuis le vote de la loi Debré en 1959, une contradiction pèse sur les établissements d’enseignement privé confessionnels, par ailleurs de plus en plus privilégiés par rapport à l’enseignement public. Ils sont à la fois dotés d’un « caractère propre » et doivent respecter la liberté de conscience des élèves. La montée des communautarismes politico-religieux est diagnostiquée aujourd’hui par nombre de commentateurs. Elle remet en cause, ouvertement ou sournoisement, la laïcité de la République. Dans quelle mesure les établissements privés sont-ils touchés par ces communautarismes ?

On ne prétendra pas ici dresser un état des lieux complet. Mais simplement rappeler quelques faits et données éparses pour permettre de construire collectivement une réflexion libre et rationnelle. La question de savoir à partir de quand on quitte la légitime affirmation d’une identité culturelle pour passer à un communautarisme exclusif restant ouverte.

L’actualité, voire des faits divers, se font régulièrement  l’écho de cette situation. Le collège catholique Stanislas défend la « pudeur » féminine face aux « pulsions » des garçons. Il prohibe les « petits couples » et prône la contraception naturelle, sans évoquer les alternatives, nous apprend L’Express du 6 juin 2022. Une enquête approfondie sur Mediapart.  Sept membres d’une communauté juive ultraorthodoxe gérant une école talmudique en Seine-et-Marne ont été mis en examen pour « violences aggravées », nous apprend Le Monde du 5 février 2022. Le préfet des Bouches-du-Rhône ferme une école musulmane de Marseille où les garçons et les filles n’avaient pas le droit de jouer ensemble, nous apprend le site https://observalgerie.com/ dans un article du 26 mars 2022. Ces faits ne peuvent être que des symptômes particuliers. C’est l’ensemble des établissements d’enseignement privé confessionnels qu’il faut questionner le plus objectivement possible. Et les informations ne sont pas toujours faciles à trouver et à vérifier.

Dans les établissements privés catholiques

Dessin de Alf

L’enseignement privé catholique est de loin le plus important en nombre. Il revendique 2,1 million d’élèves, 7274 établissements et 138.800 enseignants. Comme le montrent plusieurs enquêtes, les motivations des parents sont avant tout sociales : recherche de la meilleure filière en jonglant entre public et privé, recherche de l’entre soi culturel, voire ethnique, et évitement des établissements difficiles. Le critère de l’instruction religieuse ne recueillant qu’entre 5 et 14 % des réponses selon les sondages. Cette affirmation religieuse étant plus marquée dans des établissements hors contrat. Le  secrétariat général de l’enseignement catholique, qui fédère la plupart des établissements sous contrat, manifeste pour sa part une volonté de réaffirmation identitaire associée à une référence formelle à la laïcité.

Une brochure intitulée « Enseignement catholique et laïcité » est actualisée à la suite du vote de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Philippe Delorme, le secrétaire général de l’Enseignement catholique, souligne : « Suite à l’assassinat de Samuel Paty et à ceux perpétrés à la cathédrale de Nice en octobre 2020, les questions autour de la laïcité sont fortement débattues, opposant bien souvent une vision laïciste à une approche plus ouverte de ce principe ». La brochure propose une définition de la laïcité qui se réfère au pape Jean-Paul II. Celui-ci affirmait que « le principe de laïcité auquel votre pays est très attaché, s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Evangile selon Luc, 20, 25) ». Or ce principe n’est pas un principe de séparation mais de hiérarchisation. La brochure s’aligne expressément sur un texte du Comité national de l’Enseignement catholique promulgué par l’épiscopat en 2009 : « Annonce explicite de l’Évangile dans les établissements catholiques d’enseignement ».  Cette annonce semblant promouvoir une forme habile de prosélytisme avait suscité quelques remous à l’époque.

La brochure « Enseignement catholique et laïcité » développe son argumentaire dans ce cadre : « Tout autant que les autres écoles, l’école catholique est fondamentalement attachée au respect de la liberté de conscience. Cependant, les voies et moyens que chacune d’entre elles mobilisent à cette fin sont différents :
• pour l’école publique, il s’agit de mettre à distance le religieux au sein de l’espace scolaire en dehors du seul enseignement des faits religieux ;
• pour l’école catholique, il s’agit, en raison de la liberté donnée par Dieu à tous les hommes, de lui donner sens, dans toutes ses dimensions, et de permettre aux jeunes de mobiliser leurs convictions pour mieux vivre avec et pour les autres, et non contre eux. Ce faisant, l’école catholique cherche à être un creuset de fraternité, pas seulement pour elle-même, mais bien pour toute la société. Pour ce faire, bien des activités existent déjà : culture chrétienne, culture religieuse, dialogue interreligieux, éducation à la relation, etc. ».

Dans les établissements privés juifs  

Dessin de Alf

Plus de 30.000 élèves, collégiens et lycéens sont accueillis dans une centaine de groupes scolaires. La structure fédérative est le département enseignement du Fonds social juif unifié (FSJU). Le FSJU rassemble plusieurs centaines d’associations sociales, culturelles,  de jeunesse et d’éducation. Le FSJU intervient dans le champ social au sens le plus large alors que le Conseil Représentatif des Institutions Juives (CRIF) intervient dans le champ politique. Le directeur du département enseignement du FSJU est Patrick Petit-Ohayon. La Fondation Rachel et Jacob Gordin a été créée en 2008 afin d’aider les écoles juives à financer des projets immobiliers.

Le site « Akadem » https://akadem.org/ se présente comme le campus numérique juif. Lors de la rentrée 2014, Patrick Petit-Ohayon y présente, dans une visioconférence toujours en ligne, les établissements privés juifs. Si le premier établissement secondaire juif, « Maïmonide », date de 1935, l’enseignement privé juif est longtemps resté peu nombreux. Après la vague d’arrivée des juifs d’Afrique du Nord, il fallait répondre à une nouvelle demande. Il y a eu un boom important. Depuis le début des années 2000, le chiffre des élèves et des établissements est stabilisé. Il augmente seulement de 1 à 2 % chaque année.

Patrick Petit-Ohayon donne des précisions sur l’aspect religieux : « Des parents peuvent choisir la scolarité dans l’école publique avec en parallèle une éducation religieuse en « Talmud-Torah ».  D’autres privilégient une scolarité dans des établissements religieux puis se tournent vers les lycées publics pour faciliter ensuite l’accès aux grandes écoles. En primaire, il y a entre 8 et 10 heures d’enseignement juif, en collège et en lycée entre 4 et 6 heures. L’école juive n’est pas un refuge pour les juifs à cause de l’antisémitisme. Nous l’avons fait ressortir lors d’une enquête. Le choix de l’école juive est un choix identitaire pour les trois quart des parents. Même au moment de la seconde intifada où il y a eu une vraie poussée d’antisémitisme jusque dans les cours de récréation.  Il y a eu plutôt des recours à des établissements publics ou catholiques. Ces derniers établissements ayant une identité extrêmement atténuée, faible ».

Toujours sur « Akadem », la sociologue Martine Cohen fait état de ses travaux sur les établissements privés juifs. Les enfants de familles juives sont scolarisés pour un tiers dans le public, pour un tiers dans le privé catholique et pour un tiers dans le privé juif. Dans ce milieu, on peut distinguer trois pôles : ultra-orthodoxe, orthodoxe moderne et celui du judaïsme culturel. Seules les sept écoles de l’Organisation reconstruction travail (ORT) accueillent des enfants non juifs. Les enfants des couples mixtes sont également refusés. Ou les parents dissuadés. Il existe un entre soi identitaire avec une pratique religieuse très normée autour de l’apprentissage de l’hébreu, l’attachement à l’Etat d’Israël et la mémoire de la shoah.  Ces établissements sont peu inspectés.

Dans les établissements privés musulmans

L’inventaire des établissements existants et du nombre d’enfants scolarisés est difficile. Les chiffres les plus divers circulent. Il existe une Fédération nationale de l’enseignement privé musulman. Elle a tenu ses premières assises en 2014 à Bagnolet. Son site internet est peu fourni. Son président, Makhlouf Mamèche, est directeur adjoint du lycée Averroès de Lille. Il a été vice-président de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Trois universitaires, Rania Hanafi, Jean-François Bruneaud et Zineb Rachedi, ont écrit un livre sur le sujet : « Des établissements privés musulmans. Une émergence en tension » (Editons Le Bord de l’eau 2021). Ils ont recensé 111 établissements. 59 sont déclarés officiellement auprès du ministère de l’Education nationale. La majorité sous le statut d’établissement privé hors contrat. Neuf fonctionnent sous contrat avec l’Etat.

Makhlouf Mamèche souligne : « Avant les musulmans construisaient des mosquées. Aujourd’hui l’éducation est le défi numéro un de notre communauté mais aussi de toute la société française ». Cet engagement est récent, même si il existe une école, « La Medersa », à La Réunion depuis 1947 ou 1948. Le premier établissement, le collège « La Réussite », a été fondé en 2001 à Aubervilliers. Le rapport de la Mission d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte, rendu en 2016, relève la rareté des données fiables sur le nombre de musulmans en France et l’influence importante des pays d’origine sur l’organisation du culte. Pour ce qui des établissements d’enseignement, il relève « une accélération marquée depuis quelques années : 4 établissements en 2007, 24 en 2012, 34 en 2013, soit 145 classes – dont 30 sous contrat – scolarisant un total de 2 767 élèves, dont 675 dans des classes sous contrat. Cette montée en puissance s’est accrue, avec 49 établissements en 2015 -dont 5 sous contrat – et plus de 5 000 élèves, dont 4 343 dans des classes hors contrat. Au total, le nombre d’élèves a donc presque doublé depuis 2013 ».

Le développement de ce réseau est indéniable, et des parents souvent en ascension sociale y recourent de plus en plus. La réussite la plus remarquable est due à Amar Lasfar, président de la Ligue islamique du Nord, une branche de « Musulmans de France » (ex-UOIF, les Frères musulmans). Ouvert dans les locaux de la mosquée de Lille Sud en 2003 avec 15 élèves, le lycée Averroès, accueille dix ans plus tard dans des locaux indépendants 463 élèves et obtient le prix du Meilleur lycée de France avec 100 % de réussite au bac. Sans être aussi performants, d’autres établissements fonctionnent correctement.

Mais le développement de ce réseau reste chaotique. La question du financement est déterminante. En décembre 2021, Laurent Nunez, le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, affirme avoir remis aux autorités du Qatar une liste d’une quinzaine de structures, dont des établissements, dont la France demande qu’elles ne soient plus financées par des fonds qataris, publics ou privés. Du point de vue de l’organisation, les établissements relevant des « Musulmans de France » et du « Milli Görüs » turc sont les plus structurés. Le caractère propre de ces établissements se manifeste dans l’étude de la langue arabe et de la religion, avec diverses versions théologiques. Certaines versions proches du radicalisme islamiste ont amené les pouvoirs publics à fermer plusieurs établissements, ainsi que des structures non déclarées en général dénommées « écoles coraniques ».

Cette situation générale est rarement évoquée dans les médias ou dans les débats politiques. Touchant à la transmission culturelle vers les nouvelles générations, elle est pourtant une des dimensions d’une réflexion globale sur une société devenue multiculturelle.

Les dessins illustrant cet article sont de Alf. Alain Faillat, dit Alf, est un artiste qui excelle aussi bien dans la caricature, le dessin de presse que dans la peinture. Il est engagé de longue date, en particulier en faveur de la laïcité. On trouve sur son site une présentation de son oeuvre. ​Ses derniers albums sont  «Dieu m’a tuer» (octobre 2016 ) ; « Le Bal des Tordus » (avril 2018), la Surchauffe (sept.2019), « Le Temps est à l’Oracle » (août 2020).